Lettre de Charles Baudelaire à Richard Wagner
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Monsieur,
Je me suis toujours figuré que si
accoutumé à la gloire que fût un grand artiste, il n’était pas insensible à un
compliment sincère, quand ce compliment était comme un cri de reconnaissance,
et enfin que ce pouvait avoir une valeur d’un genre singulier quand il venait
d’un Français, c’est-à-dire d’un homme peu fait pour l’enthousiasme et né dans
un pays où l’on ne s’entend guère plus à la poésie et à la peinture qu’à la
musique. Avant tout, je veux vous dire que je vous dois la plus grande jouissance
musicale que j’aie jamais éprouvée. Je suis d’un âge où on ne s’amuse plus
guère à écrire aux hommes célèbres, et j’aurais hésité longtemps encore à vous
témoigner par lettre mon admiration, si tous les jours mes yeux ne tombaient
sur des articles indignes, ridicules, où on fait tous les efforts possibles
pour diffamer votre génie. Vous n’êtes pas le premier homme, Monsieur, à
l’occasion duquel j’ai eu à souffrir et à rougir de mon pays. Enfin
l’indignation m’a poussé à vous témoigner ma reconnaissance ; je me suis
dit : je veux être distingué de tous ces imbéciles.
La première fois que je suis allé
aux Italiens pour entendre vos ouvrages, j’étais assez mal disposé, et même je
l’avouerai, plein de mauvais préjugés ; mais je suis excusable ; j’ai
été si souvent dupe ; j’ai entendu tant de musique de charlatans à grandes
prétentions. Par vous j’ai été vaincu tout de suite. Ce que j’ai éprouvé est
indescriptible, et si vous daignez ne pas rire, j’essaierai de vous le
traduire. D’abord il m’a semblé que je connaissais cette musique, et plus tard
en y réfléchissant, j’ai compris d’où venait ce mirage ; il me semblait
que cette musique était la mienne, et je la reconnaissais comme tout homme
reconnaît les choses qu’il est destiné à aimer. Pour tout autre que pour un
homme d’esprit, cette phrase serait immensément ridicule, surtout écrite par
quelqu’un qui, comme moi, ne sait pas la musique, et dont toute l’éducation se
borne à avoir (avec grand plaisir, il est vrai) quelques beaux morceaux de
Weber et de Beethoven.
Ensuite le caractère qui m’a
principalement frappé, ç’a été la grandeur. Cela représente le grand, et cela
pousse au grand. J’ai retrouvé partout dans vos ouvrages la solennité des
grands bruits, des grands aspects de la Nature, et la solennité des grandes
passions de l’homme. On se sent tout de suite enlevé et subjugué. L’un des
morceaux les plus étranges et qui m’ont apporté une sensation musicale nouvelle
est celui qui est destiné à peindre une extase religieuse. L’effet produit par
l’introduction des invités et par la fête nuptiale est immense. J’ai senti
toute la majesté d’une vie plus large que la nôtre. Autre chose encore :
j’ai éprouvé souvent un sentiment d’une nature assez bizarre, c’est l’orgueil
et la jouissance de comprendre, de me laisser pénétrer, envahir, volupté
vraiment sensuelle, et qui ressemble à celle de monter dans l’air ou de rouler
sur la mer. Et la musique en même temps respirait quelquefois l’orgueil de la
vie. Généralement ces profondes harmonies me paraissaient ressembler à ces
excitants qui accélèrent le pouls de l’imagination. Enfin j’ai éprouvé aussi,
et je vous supplie de ne pas rire, des sensations qui dérivent probablement de
la tournure de mon esprit et de mes préoccupations fréquentes. Il y a partout
quelque chose d’enlevé et d’enlevant, quelque chose aspirant à monter plus
haut, quelque chose d’excessif et de superlatif. Par exemple, pour me servir de
comparaisons empruntées à la peinture, je suppose devant mes yeux une vaste
étendue d’un rouge sombre. Si ce rouge représente la passion, je le vois
arriver graduellement, par toutes les transitions de rouge et de rose, à
l’incandescence de la fournaise. Il semblerait difficile, impossible même
d’arriver à quelque chose de plus ardent ; et cependant une dernière fusée
vient tracer un sillon plus blanc sur le blanc qui lui sert de fond. Ce sera,
si vous voulez, le cri suprême de l’âme montée à son paroxysme.
J’avais commencé à écrire
quelques méditations sur les morceaux de Tannhäuser et de Lohengrin que nous
]avons entendus ; mais j’ai reconnu l’impossibilité de tout dire.
Ainsi je pourrais continuer cette
lettre interminablement. Si vous avez pu me lire, je vous en remercie. Il ne me
reste plus à ajouter que quelques mots. Depuis le jour où j’ai entendu votre
musique, je me dis sans cesse, surtout dans les mauvaises heures : Si, au
moins, je pouvais entendre ce soir un peu de Wagner ! Il y a sans doute
d’autres hommes faits comme moi. En somme vous avez dû être satisfait du public
dont l’instinct a été bien supérieur à la mauvaise science des journalistes.
Pourquoi ne donneriez-vous pas quelques concerts encore en y ajoutant des
morceaux nouveaux ? Vous nous avez fait connaître un avant-goût de
jouissances nouvelles ; avez-vous le droit de nous priver du reste ?
– Une fois encore, Monsieur, je vous remercie ; vous m’avez rappelé à
moi-même et au grand, dans de mauvaises heures.
Je n'ajoute pas mon adresse parce que vous croiriez peut-être que j'ai quelque chose à vous demander.
Charles Baudelaire
Je n'ajoute pas mon adresse parce que vous croiriez peut-être que j'ai quelque chose à vous demander.
Charles Baudelaire
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