Dieu que le monde a changé. Et notre humour, au fait ?


C’étaient les années 70, un peu avant la fin des Trente Glorieuses. Je vivais à Sarcelles, une ville nouvelle de banlieue parisienne où avaient fleuri d’imposantes tours construites en hâte pour abriter les mal-logés de la capitale mais aussi bon nombre de travailleurs immigrés. Leurs enfants étaient encore si jeunes que mes camarades de classe étaient pour la plupart ce que l’on appelle des Français de souche. Brassens, Ferré, Ferrat faisaient chauffer mon tourne-disque tandis que Montesquieu, Voltaire et Rousseau avaient investi mon bureau et ma table de nuit. C’étaient mes breuvages favoris. Pour me détendre, je lisais de temps à autre les bonnes feuilles du Canard Enchaîné et de Charlie Hebdo ; je m’imprégnais de l’humour de Coluche et de Desproges, lequel avait judicieusement déclaré qu’on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui. Quelques années plus tard, j’ai continué à fréquenter le même lycée mais de l’autre côté, celui de l’estrade du professeur. Les élèves avaient changé, les prénoms aussi. Une grande partie d’entre eux étaient des enfants de Maghrébins, parfois d’Africains. Je pense qu’ils m’aimaient non pas parce que j’étais gentil mais parce que leur origine ne m’importait nullement et que je les respectais. L’expression c’est du travail d’Arabe, héritée de la colonisation, a depuis longtemps disparu des bouches françaises. Heureusement car elle me révulsait chaque fois que je l’entendais.
Aujourd’hui, c’est le visage de la France tout entière qui a changé, avec une particularité : la majorité de ses immigrés, à présent français, possède la même confession religieuse. L’islam est ainsi devenu la seconde religion dans une république qui se veut le chantre de la laïcité et où l’humour prend volontiers des tours anticléricaux. Les musulmans de France vont à l’école publique et à l’instar des Français de souche, ils apprécient Baudelaire, Rimbaud, Balzac, Hugo, sur lesquels ils ont disserté et qui font partie de leur culture.
Ils étaient nombreux, ce dimanche 11 janvier, de toutes origines, à venir spontanément exprimer leur horreur et leur indignation, de la place de la République à celle de la Nation, après les attentats meurtriers de Charlie Hebdo et d’Hypercacher. Les jeunes Français musulmans et plus encore leurs parents, s’ils étaient présents pour s’élever contre la barbarie et défendre la liberté d’expression, se sont dit néanmoins blessés par les caricatures de leur prophète, des représentations que le Conseil du Culte Musulman avait considérées, dès leur première apparition en février 2006, comme islamophobes, avant que la Justice ne tranchât en donnant raison aux caricaturistes de Charlie Hebdo. Notre humour gaulois avait triomphé, quoique…
Qu’est-ce qu’un humour en rapport avec l’islam qui demeure incompris d’une partie de nos compatriotes et en l’occurrence de milliers de musulmans d’Alger à Doha en passant par Niamey ?
Pouvons-nous rire de la même façon et des mêmes choses de nous jours que lorsque nous étions 50 millions de Français, pour une très large part baptisés ? La France a changé mais pas seulement. Le monde aussi a changé. Internet et les réseaux sociaux l’ont réduit à la taille d’une mégalopole. C’est pourquoi le vivre-ensemble – noble concept qui ne doit pas rester un vœu pieux – nous invite à réajuster le curseur de la moquerie afin de ne pas blesser inutilement ceux de nos « concitoyens du monde » qui, ayant une autre culture, sont bien en peine de décoder notre humour irrévérencieux. On me rétorquera qu’un effort est fait par quelques professeurs pour expliquer aux élèves que l’humour possède une vertu pédagogique, qu’en dérangeant les esprits, on permet à l’Humanité de faire un pas vers davantage de tolérance, que rien ne justifie qu’on renie nos valeurs, qu’on capitule. Tout cela est bien et on nous conjure de ne pas ajouter de mais au message de ralliement je suis Charlie, qui a, du reste, son pendant négatif car il est si naturel et banal de réagir de façon binaire.
Cela dit, je suis prêt à me priver d’un petit éclat de rire si je sais que ce même élément déclencheur, certes confortable pour ma petite personne, va choquer des milliers de mes contemporains qui ont quelques raisons de suspecter cet humour de France, un pays qu’ils aiment mais qu’ils savent peut-être déjà capable de préjugés et de discrimination à leur encontre. Un pays qui a colonisé celui de leurs parents ou grands-parents et avec lequel le contentieux est loin d’être définitivement réglé. Cela vaut non seulement pour le Maghreb mais plus encore pour l’Afrique noire que nous continuons de piller en prenant soin d’installer ou de maintenir au pouvoir des Chefs d’Etat qui arrangent bien nos affaires, sans toutefois que leurs peuples soient dupes.
D’aucuns diront que je m’égare. A ceux-là, je répondrai qu’il y existe deux conditions préalables afin que le type de satire dont il est ici question, suscite le rire et l’adhésion ou du moins pour que son bien-fondé ne puisse être suspecté : la première est que son auteur ne soit pas raciste et la seconde qu’il ne symbolise pas une nation pouvant incarner aux yeux du lecteur le mépris et l’arrogance. Pourtant les dessinateurs de Charlie étaient des humanistes qui n’ont jamais fait acte d’allégeance envers quiconque et surtout pas à l’égard des politiciens français, loin s’en faut mais beaucoup l’ignorent et on ne saurait les en blâmer.
A l’heure où il est de bon ton de faire des discours grandiloquents pour réaffirmer le bon droit de l’humour français, élément indispensable de notre sacro-sainte liberté d’expression, il n’est peut-être pas inutile de chercher à comprendre les raisons profondes du malaise et du trouble dans lesquels la révélation planétaire des caricatures de Charlie Hebdo à plongé le monde musulman dans son ensemble et les musulmans français en particulier, quelle que soit l’intensité de leur foi ou de leur pratique religieuse. Interrogé sur ce point par le magazine l’Express, l’humoriste Jamel Debbouze, superbement reconnaissant à la France qui l’a accueilli, a confié sa tristesse après la publication des dessins.
Si le délit de blasphème n’a pas cours en Droit français, je m’en réjouis. C’est que nous sommes assez mûrs pour ne pas outrepasser la frontière extrêmement ténue et subtile qui peut séparer l’humour de l’offense.

Michel Garçon, professeur de phonétique française à Paris


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